Recluse
Que pourrais-je dire de plus qu'il n'ait déjà été dit ? Nos vies,
d'habitude si différentes, si complexes, qu'elles soient secrètes
ou spontanées, comme elles se ressemblent depuis quelques jours !
Suspendus aux lèvres des journalistes, des politiques et surtout
des médecins sur les chaînes d'infos non-stop, vissés sur les
smartphones, agrippés aux IG, Whatsapp et autres réseaux afin de
préserver le fil ténu, tendu vers ce qui fut notre univers familier,
notre tribu, notre communauté, nous voici expérimentant une façon
d'être aussi inimaginable qu'inquiétante.
{Tiens ? Une branche s'est échappée du papier peint...Encore une qui renacle au confinement}
Pas de sorties, donc. Voyons, où chercher le plaisir, où se cache
l'aventure, dans ce placard ? Ces tiroirs ? Derrière ce rideau ?
Au fil des jours j'avance au coupe/coupe dans la jungle de mon
deux-pièces comme en terra incognita, découvrant ici un tournevis
cruciforme égaré, là un roman dont la lecture fut stoppée en page 36,
marque-page faisant foi, des accréditations datées de 2017
pour circuler dans l'enceinte du Stade de France (résurgence de mon
ancien job), un tote bag l'Occitane plein de pelotes de laine
détricotées, un sachet de chips de légumes périmé (dans le bas
de placard dit "le bar"), un petit tube de cyanolite déposé
au fond d'une tasse cassée.
Autant de camouflets à ma réputation de personne ordonnée.
{j'ai même cousu un masque ! Lorsqu'on connait ma nullité totale dans ce domaine, on est prié
d'applaudir à cet ouvrage réalisé entièrement à la main, et terminé les doigts en sang}
Allez hop, grand ménage, on récure, on trie, on hésite, on jette, on traque
le mouton, ça brille, toutes fenêtres ouvertes, on voit la rue, animée
un peu comme un 15 août, avec de temps à autre un chien prolongé
par son maître, quelques néo-sportifs ahanant sur le parvis,
munis sans doute du sésame "attestation de déplacement dérogatoire",
un gamin en skate, une mère-grand cassée en deux sur son caddie...
Oui, oui, on a bien compris le mot confinement, mais que voulez-vous,
le corps exige parfois que l'on lâche un tout petit peu de lest
à ses principes d'obéissance.
Je vis à Paris, mais l'immeuble donne sur une allée privée parallèle
au boulevard, laquelle est ourlée d'un jardinet que je méprise superbement
en temps normal. Oui, "en temps normal", car plus rien ne l'est désormais.
Et ce carré vert prend tout à coup des allures de Paradis. Assise
sur l'un des deux bancs, je vois le ciel où s'agitent les manchons blancs
d'un arbre au tronc scarifié, devine dans cet enchevêtrement hérissé
accroché au mur une promesse de rosier, promène mon regard sur le lit
de pâquerettes qui recouvre la pelouse, dont je prélève quelques individus
pour en faire un bouquet de petite fille.
Voici que l'on maîtrise totalement la cuisine des placards et des fonds
de bacs de frigo. Ces champignons tout fripés finissent en fricassée à l'ail
(restent deux gousses) et aux fines herbes (flacon un peu éventé du monsieur
qui se décarcasse depuis tant d'années)ce sachet de riz rond devient un
fabuleux dessert régressif, et cette tarte rustique rassemble un joyeux
méli-mélo de poireaux, épinards, oignons et amandes concassées.
On a le temps, et vous l'aurez aussi, de lire et d'écouter.
Écouter Fabrice Lucchini * qui a recherché dans sa mémoire et sa
riche bibliothèque des textes qui pourraient se rapporter au confinement.
Résultat : une fable de La Fontaine, dont je reconnais ne jamais avoir eu
connaissance, intitulée "L'ours et l'amateur de jardin", bijou de sagesse
et d'ironie, dont on retiendra cette phrase :
la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés
Lire, donc, le désopilant article parodique de Christophe Bourdon *
sur RTBF, suite à la très controversée initiative du quotidien Le Monde
concernant la publication d'un "Journal de confinement" vu par Leïla Slimani.
Je louais dans mon précédent billet cette auteure que je jugeais brillante.
J'avoue être un peu déçue par cette démonstration de boboserie
quelque peu indécente. J'espère que vous apprécierez autant que moi
les aventures fantastiques de Pépette Andrieu.
Rire, malgré tout.
Lire encore le très passionnant Journal du Covid 19 d'Eric Fottorino *,
sans oublier celui de notre Philippe * favori !
Ce billet se veut léger, mais ce n'est qu'apparence.
On ne sait pas si on s'en sortira, si on refera des confitures cet été,
si on sentira à nouveau le souffle tiède d'un soir de juin, le parfum
des marchés provençaux, si on reverra la lumière descendre derrière les
verrières du Grand Palais, la Tour campée sur ses pieds d'acier marquer
les heures en scintillant, le bruit merveilleux, oh si merveilleux
du ressac sur une plage bretonne.
{Paris, Bretagne, Provence... Souvenirs d'avant C19}
Sur l'écran de télévision, je vois ces hommes et ces femmes dont
le regard perdu au-dessus du masque contient toute la détresse du monde.
Ils soignent, assistent, se démènent, courent, tiennent des mains, perdent pied,
s'écroulent, se redressent, parlent, supplient. On a tellement mal pour eux,
et les ovations de 20h sont bien dérisoires pour les soutenir moralement.
Mon fils unique est lui aussi au front, car il travaille dans un service
d'aide à la personne, sans masque ni aucune autre protection.
Planning du mercredi 25 mars : la penderie, et, peut-être, les tapis du salon.
Inutile de se presser, on a le temps désormais. Le bâclage, les gestes vifs,
l'empressement n'ont plus de raison d'être. La course contre le temps est
devenue si dérisoire. Que faire de ces pages blanches que sont les jours
et qu'on nous livre en liasses ?
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