L'aiguille creuse
Il existe des lieux, des architectures, des pays, à notre regard très
familiers, mais qui n'existent souvent que dans les images que l'on
nous offre. Les fjords norvégiens, les pyramides de Gizeh, les canaux vénitiens,
le Grand Canyon... Allons, je ne vais pas vous dresser une liste aussi
subjective que peu exhaustive des merveilles du monde. Autrefois réservés
à quelques happy few, ces endroits ont sans doute perdu un peu de leur aura
avec la croissance du tourisme de masse.
Je pensais innocemment qu'Etretat, son arche et son aiguillon,
bien que source d'inspiration pour un célèbre écrivain normand,
ne figurait pas dans la liste. Ce en quoi je me trompais lourdement.
Combien étions-nous sur la falaise ? Comme j'aurais aimé m'installer
au creux des ailes d'un goéland, porté par le vent, pour admirer ce site unique.
{"phénomène naturel ? excavation produite par des cataclysmes intérieurs ou par l'effort insensible de la mer
qui bouillonne, de la pluie qui s'infiltre? Ou bien œuvre surhumaine ? Qu'importait ?
L'essentiel résidait en ceci : l'Aiguille était creuse"
Relire Maurice Leblanc s'imposait !
Non, elle n'est pas creuse, et aucun trésor des rois n'y a trouvé refuge...}
Il était encore tôt pourtant. Mais tout le monde voulait sa vue, son panorama,
son souvenir d'un moment heureux. Quelques audacieux inconscients se risquaient
tout au bord, tandis que d'autres, assis sur un banc près de la chapelle,
partaient dans leurs rêves. La brume tenace a fini par replier son étole
cotonneuse sous l'insistance du soleil, et nous laisser libres d'admirer
ce que nous étions tous venus chercher.
Peu tentée par la visite des Jardins, rebutée sans doute par ces faces de lune
un peu effrayantes qui émergent des buis taillés*, je me suis éloignée
dans la ville. Au hasard des rues, portant pour la plupart les noms d'illustres
résidents, j'y ai vu de bien jolies maisons aux façades polychromes, mêlant
grès, brique et bois dans une élégante harmonie.
Rue Isabey, la Villa Les Tilleuls*, somptueuse maison d'hôtes, m'a été ouverte par
gentillesse, me laissant le temps d'admirer avec quel goût très sûr cette imposante
bâtisse a été restaurée et décorée pour le plaisir de ses bienheureux résidents.
{Les Tilleuls, somptueuse maison d'hôtes située au cœur de la ville; parquet craquant,
cheminée imposante, meubles anciens, panoramique, cuisine à l'ancienne, jardin foisonnant...
Un petit peu d'avant-goût de paradis ne nuit pas}
Pour le dîner, le choix s'est porté sur un autre bel endroit, le Dormy House*,
surplombant mer et falaises, quoique nous n'ayons pas envisagé un seul instant
partager ce repas avec une brume encore plus obstinée que celle du matin.
{au Dormy House, le restaurant panoramique domine la vallée, mais ce soir-là, une brume digne
de l'atmosphère d'un roman de Maurice Leblanc nous a quelque peu bouché la vue; pour compenser,
une délicieuse fregola sarda, suivie d'une pomme confite au caramel, ont eu raison de notre déception}
Le lendemain, que la route était belle ! Petite pause café à Yport, avant
de rallier Le Havre. Le ruban routier désert en ce matin d'août serpente entre
les champs moissonnés. Des images de cartes scolaires me viennent à l'esprit,
images apaisantes d'étés bruissant, de vie calme, lente, propice à la rêverie.
{Yport et son alignement de cabines, l'identité des plages normandes !}
Et puisque les images d'enfance s'invitent, autant s'en immerger : là était
le but de notre escapade havraise. Chacun sait qu'au Havre, on ne trouvera
ni églises romanes, ni quartiers médiévaux, ni ruelles au pavage d'origine.
Ville sinistrée à 90% par les bombardements alliés en 1944, sa reconstruction
fut confiée à Auguste Perret, architecte fou de béton armé.
{le goéland, symbole de la ville, s'invite partout ! Je craque pour cette statue de Stephan Balkenhol,
intitulée tout simplement Monsieur Goéland, érigée sur la place du Museum}
Comme des champignons après l'ondée, des immeubles de taille raisonnable
s'élevèrent dans le ciel normand, tous conçus sur un modèle unique :
exemple remarquable de l’architecture et de l’urbanisme d'après-guerre,
basé sur la préfabrication, l’utilisation systématique d’une trame modulaire,
et celle, audacieuse à l'époque, de toutes les possibilités qu'offre le béton.
{j'ai retrouvé la cuisinière Lilor Luxe de mes parents ! Très innovante à l'époque, avec son tableau de commandes
au bon niveau, son sèche-torchon intégré, ses gadgets multiples. Vendue à Emmaüs pour une bouchée de pain
quelques années plus tard...}
Nous voici à présent en visite dans l'appartement-témoin*, reconstitué avec
de véritables éléments de l'époque. Un vrai voyage dans le temps, et son lot
d'émotions et de nostalgie. La moitié des visiteurs du petit groupe découvraient
une autre vie que la leur, l'autre moitié, dont je faisais partie, revivait avec
attendrissement les premières années de leur petite enfance.
{une décoration digne de Selency, non ?}
La table en formica, le téléphone U43, la coupe de fruits en Vallauris,
les poupées Peynet, la yaourtière en alu, la bouteille de Petrole Hahn,
le paquet de Floraline, la Bibliothèque Rouge et Or "Dauphine",
le réveil Jaz, le sac de calots, la machine à écrire Olivetti,
le télécran, le "pardessus" accroché à la patère, le philodendron...
Tous ces témoins mutiques d'un passé que le temps a compressé jusqu'à l'oubli,
et qui ressurgit, et dont on ne veut conserver que la tendresse, celle
de ses si jeunes parents auprès desquels la vie semblait immense et inépuisable.
{insolite dans ce décor d'après-guerre, une cathédrale renaissance; les jardins des Enfants sages;
encore plus insolite : cette maison, œuvre d'Erwin Wurm, est destinée à une famille extrêmement mince !}
Pour notre repas du soir, une adresse joyeuse, avec une cuisine qui là encore
joue la carte nostalgique, mais avec humour : Les enfants sages*. Installé dans
l'ancienne maison d'un directeur d'école, flanqué d'un joli jardin, d'une guinguette
à lampions, ce restaurant collectionne les bons points !
{acheté à la librairie La Galerne, et dévoré sur place...}
L'idée de reprendre une route directe pour Paris nous semblant peu attrayante,
et pour rester dans le thème, nous avons emprunté le chemin des écoliers,
ou plutôt celui des abbayes. Et si vous voulez bien continuer à me suivre,
je vous en parle très prochainement !
* Appartement-témoin Auguste Perret
* La Galerne : plus qu'une librairie, un endroit extraordinaire !