Tourner la page
J'ai tourné beaucoup de pages cet été. Quelques feuillets personnels, oui,
mais plus volontiers ceux des autres.
Pages veloutées ou glacées, ou déjà un peu froissées, illustrées, pages
résonnantes de jolis mots inspirants, d'histoires bondissantes, pages
de vies, qui parfois parlent d'amour, de toutes les amours,
pages poétiques, oniriques, aventurières, complices.
Et pour accompagner ces délices spirituels, j'ai succombé aux rites
du goûter, qui ouvraient autrefois leur délectable parenthèse
au creux des après-midis toujours trop longs.
{un gros pull, un thé et les Propos sur le bonheur d'Alain, de quoi oublier ce début d'automne
qui ressemble déjà un peu à l'hiver}
Premier coup de cœur.
J'avais découvert Leïla Slimani avec "Dans le jardin de l'ogre", ce qui m'avait
incité à lire le terrible "Chanson douce", puis le magnifique "Le parfum
des fleurs la nuit", pour inévitablement me procurer "Le pays des autres".
Nous sommes en 1953. Mathilde, Alsacienne, va s’éprendre d’Amine,
Marocain ancien combattant dans l’armée française. La guerre est finie
et le couple s'installe à Meknès, dans une ferme isolée entourée de terres
âpres et quasi infertiles. Ce "pays des autres", c'est celui des exilés
bien sûr, mais aussi des autochtones sous la coupe des colons, celui
des soldats revenus amers de tant d'années de violence, celui des
femmes évidemment, en lutte obstinée et permanente pour leur
émancipation. Ce roman, flamboyant, cruel, aride, mais de lecture
étonnamment fluide, à la résonnance autobiographique, est le premier
d'une trilogie dont j'ai hâte de découvrir la suite.
{le buis n'aura pas passé l'été, mais il reste joli comme ça; piocher quelques douceurs pendant la lecture :
un petit côté loukoum pour ces guimauves nantaises; Une chambre à soi, c'est tellement mieux
pour la concentration : en rechercher sa vieille édition quelque part dans ma bibliothèque...}
Je suis passionnée par les récits de ce que je ne pourrai jamais accomplir
moi-même, bien que marcheuse : les voyages en solitaire, sans argent
ou peu, avec le minimum rudimentaire pour la survie. J'avais dévoré
les "Pensées en chemin" d'Axel Kahn, les fameux "Chemins noirs"
évidemment de Sylvain Tesson. Ce "Chemin des estives" ne pouvait
donc que me plaire, ce qui fut le cas. Charles, jeune aspirant jésuite,
et Benoît, prêtre, vont rallier d'un pas alerte la Charente à
l'Ardèche, sans un sou en poche, avec pour seul viatique leur foi,
et pour l'auteur, sa ferveur et son admiration sans bornes pour
Arthur Rimbaud et... Charles de Foucault. S'en suit un périple
enthousiasmant, où le banal devient extraordinaire, les rencontres
atypiques, surprenantes, émaillé de ces pensées, ces émotions
ou fulgurances qu'on recopie sur des carnets tant leur résonnance
et leur musique sont douces pour l'esprit.
Extraits : "lorsqu'on se vide de toute convoitise, qu'on laisse les choses être, les yeux flâner [...] on s'aperçoit
qu'autour de nous, c'est un festin de lumières, de beauté, une profusion de formes, de saveurs, de couleurs.
Tout est là, donné, en abondance, il suffit de cultiver une attention aimante, une fraîcheur de regard, et se servir."
et
"L'écriture est une arme contre la décomposition, une façon de capturer l'instant fugitif avant que l'oubli l'ensevelisse."
C'est l'histoire d'une cuillère voyageuse, qui nous mène du Pembrokeshire gallois
aux paysages bucoliques de Saône et Loire. Seren vient le même jour de fêter
ses 18 ans et de perdre son père. L'objet, posé de façon incongrue sur le chevet
du défunt, interroge, et sera à l'origine d'un road trip touchant et facétieux.
On y croise un apiculteur, une vieille dame indigne, quelques ados, trois Pierre,
une Volvo, un chien nommé Jupiter, un châtelain qui parle aux mûres en
confectionnant une tarte, un grand-père au whisky joyeux, un nuancier
très personnel... Difficile de résumer ou de "classer" ce roman si original,
hétéroclite, drôle,(les passages décrivant la découverte par une Anglaise
de la France profonde des années 80 sont savoureux !). On oublie parfois
l'objet cuillère à l'origine de toutes les rencontres, elle s'imposera
d'elle-même, à la fin de l'histoire, dans la mélancolie qui suit
inévitablement toute fin d'exaltation.
{encore une fois, la lecture inspirant la gourmandise, trois petites crèmes à l'amande attendent elles aussi leur cuillère}
Lorsque c'est arrivé, j'étais au travail, concentrée sur mon ordinateur, un nième
gobelet de café à la main. C'est alors qu'un collègue s'est écrié, dans l'openspace
peu propice aux confidences autres que chuchotées, "ils ont tué Cabu et Wolinski" !
C'était le 7 janvier 2015, l'auteur, hasard ou destinée, a juste eu le temps de
se jeter sous une table, sans pour autant être totalement épargné par la fusillade.
Philippe Lançon, écrivain, journaliste à Libé et chroniqueur à Charlie Hebdo,
raconte comment son existence, et celle de milliers d'autres, a basculé ce
jour-là en moins de deux minutes. Tout est disséqué, ciselé, passé au laser
dans ce récit : l'absurdité, la bêtise, l'ignorance, le fanatisme aveugle
(pléonasme parfait), la douleur, la détresse et l'injustice.
Le lambeau, c'est ce morceau de chair perdu dans le bas de son visage,
défiguré à jamais, qu'une chirurgienne persévérante et intraitable va
reconstituer pendant des mois, c'est ce qui reste d'une vie lorsque
des fous s'arrogent le droit d'y mettre un terme.
Extrait : "Tout est en place, comme toujours. Mais le lieu familier, avec ses centaines de microscopiques histoires,
ses kilomètres mille fois arpentés, ne vous reconnaît plus. Vous êtes entièrement chez vous et vous êtes un étranger.
Et les souvenirs qui restent les vôtres renvoient au fil de l'eau, vers l'avenir incertain :
"Je" fut quelqu'un, sera un autre, et, pour l'instant, n'est plus".
Attendre la fin des beaux jours pour se plonger dans les garrigues parfumées
et les collines sublimées qui forment le décor quotidien de Marie Gillet.
Amoureuse du vent et des jolis mots, qu'elle met en listes comme provisions
de survie pour les mauvais jours, elle nous invite à la suivre, de Garlaban
à la Sainte-Baume, de la corniche de Tamaris à la forêt de Saint-Mandrier.
Rescapée d'une enfance muette et terriblement sage, puis de quelque chose
qui ressemblerait aux rivages de la mort, elle balise ses chemins de ce qui
s'offre à son regard et s'impose à sa pensée, note pour mémoire les mots-clés
sur un carnet (ou ce qu'elle trouve : le coin d'une pochette de pain ! )
pour ensuite les faire vivre et revivre en écriture. Comme l'héroïne de
Dany Héricourt, elle dresse son nuancier de bleus, couleur notoirement
consensuelle qu'on peut brosser à l'infini. J'ai précisément commencé
cette lecture sous le bleu du ciel méditerranéen, ses mots comme autant
de sous-titres de ce que je voyais, et l'ai achevé à Paris, bien loin
des parfums de garrigue. J'ai perdu Pissarro pour retrouver Caillebotte,
sans amertume. Et j'ouvre "aussitôt que la vie" pour laisser
s'échapper d'entre ses pages la lumière du midi.
{extraits : Bien souvent déjà, la nature m'a rappelé cette belle leçon de choses qu'il est préférable de ne rien avoir
uniquement pour soi-même mais de laisser être la beauté, même cachée, pour qu'elle participe à l'équilibre du monde"
et
"Je n'aime pas rater l'aube. Quand cela m'arrive, j'ai l'impression qu'il me manque quelque chose,
comme si ma journée serait sans racines."
Une petite colère pour finir ?
Dans quelque librairie que j'aille, après avoir passé en revue tous les rayons
littérature, histoire, essais, arrive le moment où, immanquablement, je suis
attirée par les albums consacrés à la décoration. Celui-ci, à la couverture
si alléchante, est juste un bel objet à feuilleter sur un coin de table basse.
Les photos sont splendides, certes, mais le texte, hélas, d'une indigence
phénoménale, et "les bons conseils" de l'autrice ne sont qu'un florilège
de consternantes banalités. Vous avez dit émotions ?
Oui, celle de m'être laissée gruger.
{joli livre mais sans intérêt; de mon dernier séjour nantais : quelques mini-roses,
des petits-beurres dans une rescapée d'un service ancien}
Berlingot qui accompagne mes lectures de sa douce présence, teste l'un après
l'autre tous les plaids et coussins de la maison. Il n'a jamais su lire, dommage
pour lui, nous aurions pu discuter et débattre autour du sujet.
{chat sur courtepointe; j'avais congelé un peu d'été en prévision des jours de pluie :
et voici une compotée de pêches à la vanille bienvenue}
Enfin, sans alimenter les débats incompréhensiblement houleux qui vrombissent
autour de la distinction d'Annie Ernaux au Nobel de littérature, je ne saurais
que recommander cette autrice découverte à l'adolescence dans la bibliothèque
maternelle. D'elle on entend tout et son contraire. Ce que je vois, moi, c'est
quelqu'un qui comme ses "sœurs", Halimi, Groult, Badinter ou Beauvoir, aura
apporté sa pierre à l'édifice du féminisme.
Il faut lire "Les armoires vides", "La place", "Mémoire de fille",
entre autres, ce sont de grandes leçons d'intelligence.
Le pays des autres Leïla Slimani
Le chemin des estives Charles Wright
La cuillère Dany Héricourt
Le lambeau Philippe Lançon
Aussitôt que la vie Marie Gillet
La décoration des émotions Estelle Quilici,
Et aussi
La femme rompue Simone de Beauvoir
Ressac Diglee
Kiosque Jean Rouaud
Le passage de l'été Claire Léost
Trois Valérie Perrin