Comment vivre sans
Comment vivre sans le mimosa et le camélia de l'hiver, le lilas du printemps,
le muguet des jours plus longs ? Comment faire sans l'amitié, l'amour, le rire,
le soleil, le bleu du ciel, l'odeur des croissants du dimanche, les parfums du
regain, les albums pour enfants sages, les siestes bercées par le chant des
cigales, les matins roses, les soirs dorés ?
{lilas couleur aubergine; chatte de velours; première cueillette de muguet; les sublimes papiers peints de William Morris; livre d'images animé; boulangerie à l'ancienne, trésor national}
Comment résister à l'envie, parce qu'il fait très beau tout à coup, et
qu'ici rien ne dure, de sortir au jardin déposer la tarte encore tiède
sur la table bancale, comment faire pour ne pas se souvenir des jours
heureux ou supposés tels ? La nappe était autrefois un drap de chanvre.
Petite, on y a dormi, alors comment ne pas penser à cette femme, mon
aïeule, arc-boutée au-dessus de la rivière, là-bas au bout du pré,
s'usant les mains pour le frotter ? Comment oublier le goût du beurre
salé sur ses tartines ?
/image%2F1093798%2F20250407%2Fob_ea6ec7_20170218-154932-ii.jpg)
/image%2F1093798%2F20250408%2Fob_06670b_20160725-174646.jpg)
{au jardin; trésors de mer}
Comment vivre sans les chats, leur précieuse fourrure et leur regard
ardent, sans l'Atlantique qui, lorsqu'il se met en colère, sculpte
des vagues si parfaites qu'elles semblent avoir été dessinées par
Hokusai, sans le roucoulement des pigeons lorsque le soir descend
sur la campagne bretonne, le rire persifleur des mouettes dans le ciel
méditerranéen ? Comment résister à la morsure sensuelle d'une crème
glacée après un trop-plein de soleil, aux larmes qui vous
submergent en écoutant l'Ave Maria de Caccini ?
{la côte Atlantique vers Pornic; Pirouette, la chatte-théière chinoise}
Comment vivre sans l'art, le chef d'œuvre, la virtuosité ? Dernièrement,
on avait aimé la démesure des couturiers italiens pour leur performance
dans "Le cœur et la main", depuis, on s'est laissée envoûter par "Au fil
de l'or" consacré à l'art du vêtement de l'Orient aux pays du soleil levant.
Comment se passer du contact merveilleux du papier, celui du livre que l'on
dévore en ce moment, qui vous ouvre toutes les portes des possibles, et
celui qu'on lira ensuite, et l'autre encore après car la soif de lecture
est inextinguible ?
Et aussi, comment vivre sans Bach, Brel, Lennon et Sinatra ? Et sans la
poésie qui naissait du crayon de Jean-Jacques Sempé ?
{exposition "Au fil de l'or", musée du Quai Branly, jusqu'au 6 juillet}
On peut certes vivre sans tout cela, car ces choses de la vie sont si
personnelles que chacun compose lui-même son propre album, épinglé
d'émotions fluctuantes, de sentiments qui ne s'expliquent pas, et de
souvenirs photoshopés par la mansuétude du temps. On a des maitres en
la matière, Françoise Héritier et son "Sel de la vie", Marc Augé et
ses "Bonheurs du jour", Philippe Delerm, ses gorgées de bière et ses
instants suspendus. On s'y retrouve parfois, complice, et l'on découvre,
amusée, intriguée, ce qui les porte et qui leur fait peut-être se poser
cette question : comment vivre sans...